par Robert GEULJANS
ESQUICHER
" Oh, la la, tes pare-feuilles sont trop esquichés ", me dit ma femme quand, péniblement, j'essaie de recouvrir la dalle avec de vieux pare-feuilles qui sont tous différents. Et moi, immigré d'un lointain pays nordique, je suis supposé comprendre ! Comme d'habitude, je cherche dans l'uvre monumentale de Pierre Larousse, son GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU XIXe SIECLE :
" ESQUICHER v. n. ou intr. (è-ski-ché - provenç. esquichar, presser fortement, s'esquichar, se faire petit pour passer en un lieu étroit). Jeux. Donner sa carte la plus faible pour éviter de prendre la main. On dit aussi S'ESQUICHER. Fig. Rester neutre dans une discussion, ne pas avancer son opinion de peur de se compromettre : il a senti la difficulté, et il S'EST ESQUICHE (Acad.) "
Mais cela n'a rien à voir avec les pare-feuilles. Je vérifie dans mon " Petit Robert ", qui donne la solution : esquicher, mot dialectal, dans le Midi, avec le sens de " comprimer, presser, serrer, tasser ". J'ai compris : elle veut des joints plus larges. Bon, je m'esquiche donc au sens académique!
Une fois les pare-feuilles (ce mot-ci ne se trouve pas dans mon " Petit Robert ") posées, je surfe un peu sur internet et je trouve que le mot esquicher a commencé une nouvelle vie dans le milieu des joueurs de bridge: " Esquicher " vieux mot français utilisé au jeu de Resi, et ressuscité pour traduire le verbe anglais "to duck". Et, dans un autre site, il y a une discussion intéressante sur l'étymologie des mots esquicher, esquiver, esquisser, l'anglais squeeze et squeezer.
Voici ce que je trouve dans le dictionnaire de W. von Wartburg. Vol. XII, page5a. Il suppose l'existence dans les temps préhistoriques d'une onomatopée *skits ou *skit_ qui imite le bruit de " déchirer " ou " faire jaillir un liquide de quelque chose par la pression ". On trouve des mots qui y correspondent du point de vue de la forme et du sens en Italie, en Sardaigne, dans le Midi de la France et en Catalogne. Dans les patois gallo-romans nous trouvons trois significations:
1. " Déchirer " surtout dans les région de l'ouest, Aude esquissa , limousin esquichar, Gascogne esquissa. A Bayonne, esquis " déchirure ". Dans le Petit dictionnaire provençal&emdash;français d'Emil Levy, (il s'agit de l'ancien provençal, qui concerne tout le domaine occitan !) je trouve esquinsar et esquisar " déchirer, arracher ".
2. " Presser, serrer, épreindre ". comme verbe réfléchi provençal s'esquicha " s'efforcer, se serrer les uns contre les autres; se contraindre, se blottir; céder, se soumettre ". C'est ce dernier sens qui a été ressusité pour traduire l'anglais " to duck ". Ceux donnés par Pierre Larousse et le Petit Robert se rattachent à ce groupe, qu'on trouve surtout dans les patois de l'est du Midi : esquissar " presser " attesté au 16e siècle à Avignon, à Aix-en-Provence et Marseille esquichar l'anchoyo " faire maigre chère " , Pézenas s'esquicha " faire des efforts quand on va à la selle ". Des mots comme le languedocien esquichoú " pelotte de cire dont on a exprimé le miel ", ou l'ancien provençal esquichamen " constipation ". Puis, en Provence, le début du mot, es-, a été senti comme s'il exprimait le jaillissement, ce qui n'était pas le cas notamment dans l'exemple précédent et esquichar est devenu cuchar " presser " en 1368 et quicha " presser avec force ". Il vit (?) encore à St.André de Valborgne kit_á " serrer la main, appuyer " et Valleraugue kit_á " exprimer le suc ". A Marseille le quichier " etrangers qui viennent à Marseille le jour de Saint Lazare ", parce qu'ils sont serrés comme des anchois ? Il faudrait vérifier comment on appelle les étrangers qui viennent à Nîmes pour la Feria. Les Marseillais aiment faire un quichet " presser un anchois sur une croûte avec quelques gouttes d'huile ". Enfin le quiché à Alès c'est une targette.
3. Spécialement dans le Dauphiné le sens " écraser, broyer "
Tous les sens du verbe anglais to squeeze font partie du deuxième groupe. Quand un anglais dit " I am squeezing the anchovy ", le Marseillais n'aura aucune difficulté à le comprendre. Pour ceux qui s'y intéressent ils peuvent consulter le site de Merriam Webster= tapez ce nom dans votre moteur de recherche et vous aurez toutes les informations, en anglais bien sûr .
Du point de vue étymologique, les dates , 16e siècle en ancien provençal, début 17e en anglais, ne posent pas de problème; par contre comment un mot provençal peut arriver dans le Royaume Uni c'est une autre histoire et pour le moment je n'ai pas d' explication. L'importation non pas de la Provence mais à partir de l'Italie ou de la Catalogne est également possible.
Une petite excursion : esquisse.
Le mot italien schizzare signifie " faire jaillir un liquide sous pression " et le substantif schizzo désigne cette action, mais également " la tache qui nait en faisant jaillir un liquide " et puis " premier plan d'un ouvrage d'architecture " chez Giorgio Vassari (Arezzo 1511&endash; Florence 1574) dans son livre " Le vite de' piu eccelente architetti, pittori e scultori italiani " de 1550. Et à cette époque la langue italienne jouait en France le rôle que l'anglais joue de nos jours. La première fois que le mot apparaît sous la forme esquiche " premier plan d'un ouvrage d'architecture " date de 1567 d'après le dictionnaire de Bloch et Wartburg, ensuite c'est la forme esquisse depuis 1611 dans le dictionnaire de Cotgrave, qui donne aussi le verbe " esquicher " avec &endash;ch- , pour " tracer le premier plan etc. ". Ensuite le sens du mot s'est généralisé en passant dans les autres arts plastiques, dans la littérature et enfin depuis la deuxième moitié du XIXe siècle esquisse devient pratiquement synonyme de " ébauche ".
Esquiver
En ancien français, de la Chanson de Roland jusqu'au 15e siècle, il y avait le mot eschiver " éviter, fuir, échapper à " qui probablement n'était plus courant que régionalement. Et l'histoire se répète : au XVIe siècle l'italien schivare " éviter, fuir " attesté depuis le XIIIe siècle, le remplace et donne en français esquiver quelque chose " éviter adroitement " depuis 1605. Les deux, éschiver comme schivare viennent d'un mot d'origine germanique, la langue franque parlée sur les rives du Rhin, skiuhjan* " fuir, éviter, craindre ". FEW XVII, p.124b. Dans la Gaule cela a dû devenir skivire* et en ancien français echevir " éviter ". Le changement de conjugaison, toujours dans le sens de la simplification, est très courant dans l'histoire des langues, de là : français eschiver, qui au XIIIe siècle est emprunté par l'italien schivare " éviter " Ensuite au XVIe siècle, l'histoire se répète, voir ci-dessus.
Du point de vue d'une signification, esquiver est tout proche d'esquicher, et de l'anglais squeeze, mais étymologiquement ce n'est pas la même chose. Un &endash;v- ne devient pas &endash;ch- sans raison. On dit souvent que l'étymologie est un art. C'est peut-être vrai, mais un art avec des règles strictes aussi bien du point de vue de la forme phonétique que de l'évolution des sens.
Tout renseignement complémentaire sera le bienvenu . D'avance merci !
Robert Geuljans sr.
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